dimanche 15 avril 2018

L’aversion à la perte et l’escalade de l’engagement, deux écueils à l’amélioration des pratiques en éducation

Beaucoup des projets dans lesquels nous pensons nous engager dans l’enseignement ont une nature duale. Ils sont à la fois séduisants et représentent un risque. 

Comme ces projets nous demandent un investissement en temps et en argent, il y a un risque de perte associé. Il y a également une opportunité de gain si leur efficacité et le retour en investissement ont un impact significatif sur la réussite de nos élèves.


(photographie : Al Brydon)


Nous sommes amenés à faire un pari au départ. Une évaluation continue du projet peut nous informer progressivement sur les résultats et nous rassurer. 

En toute logique, l’évolution de la pédagogie vers plus d’efficacité, et basée sur des données probantes, devrait se faire naturellement en suivant cette. L’amélioration ou l’efficience sont souhaitées par l’immense majorité d’entre nous. Pourtant, le déroulement de ce processus est bien loin d’être simple et rationnel. 



L’aversion à la perte, une compétence biologiquement primaire 


Une caractéristique bien mise en évidence de la psychologie humaine est l’aversion à la perte. Nous donnons naturellement plus de poids aux pertes potentielles qu’aux gains, et cela jusqu’à un facteur deux en moyenne.

Suivant les personnes, le risque de perte ou de gain s’équilibre si le rapport entre gain et perte vaut de 1,5 à 2,5, avec une moyenne de 2. C’est-à-dire qu’en moyenne, nous sommes prêts à saisir la chance de gagner 200 euros, si en même temps nous ne risquons que de perdre 100 euros.

Ce système de pensée est une trace que l’évolution a inscrite dans nos gènes par l’intermédiaire de la sélection naturelle. En effet, historiquement, les organismes qui mettaient la priorité sur l’évitement des menaces par rapport à la maximisation des opportunités avaient un meilleur fitness. Ils avaient plus de descendants et étaient favorisés, car ils transmettaient mieux leurs gènes. 

Nous sommes naturellement prudents et enclins à éviter le risque. Comme la plupart d’entre nous naissent avec ce biais, il peut être considéré comme une compétence biologiquement primaire d’après le modèle de David Geary.



Conséquences de l’aversion à la perte


La conséquence l’aversion à la perte est que dans la gestion de projet, elle peut entraîner des prises de décision particulièrement peu enclines à prendre des risques.

Prenons le cas d’un projet pour lequel nous avions une certaine confiance au départ, mais qui se montre déficitaire et inefficace dans les faits. Malgré tout, nous pouvons nous montrer très réticents à arrêter les frais et à changer de cap au vu de tout ce qui a été investi.

Il a été montré que la plupart des humains rejettent le type de pari dans lequel ils auraient 50 % de chance de perdre 100 euros et 50 % de chance de gagner 200 euros. Toutefois, le simple bon sens éclairé de connaissances de base en statistiques devrait nous amener à accepter sans hésiter ce pari.

Nous serions susceptibles d’arrêter un projet pour un autre de remplacement qu’à une condition. La probabilité de gain offerte par le nouveau projet doit dépasser du double au moins sa probabilité de perte égale à la situation du projet actuel.

Malheureusement, dans un contexte éducatif les bénéfices du changement d’une pratique par une autre plus efficace sont très rarement du simple au double en ce qui concerne leur efficacité.



L’escalade de l’engagement


Dans une organisation, l’aversion à la perte marque notre réticence à stopper un projet qui ne présente pas l’efficacité espérée. Cela nous amène paradoxalement à rejeter une analyse rationnelle des faits qui met en évidence nos erreurs en regard de tout ce qui a été investi précédemment. 

Nous nous retrouvons piégés dans une situation. Nous risquons alors de nous enfoncer de plus en plus dans nos erreurs. Nous rentrons dans un cas de figure ou plutôt qu’abandonner une pratique qui ne marche pas, nous pouvons augmenter les investissements consentis envers un projet défaillant. Nous pouvons avoir l’espoir invariablement vain de justifier par là les investissements en temps et en énergie antérieurs.

Une fois que nous avons investi du temps et des ressources dans une initiative, il est tentant de continuer. Nous pouvons choisir d’essayer avec plus d’abnégation et de déni plutôt que d’abandonner devant les preuves de son inefficacité et nous lancer dans un autre projet à meilleur potentiel. 

Plutôt que de faire face au problème et changer la pratique défaillante, nous pouvons avoir tendance à maintenir les actions en cause de manière cumulative. Nous pouvons persister malgré le fait qu’il est objectivement clair que ces investissements ne donneront pas le bénéfice escompté.


Persister nous amène à une escalade de l’engagement. Nous persistons dans notre erreur en refusant de l’admettre.



Persévérer malgré l’impasse


Quatre facteurs semblent corollaires à cette situation :
  1. Beaucoup de temps, d’argent, d’énergie et de ressources humaines de qualité ont été précédemment investis dans les approches questionnées sur leur efficacité. Ces ressources sont irrécupérables en cas d’arrêt du projet. Cela revient à mettre en cause tout le système et toute la démarche depuis le début. Admettre une erreur de pareille ampleur inquiète et la dénégation est une alternative tentante. 
  2. D’une certaine manière, nous sommes coincés dans nos habitudes et nos routines. Il est si facile de continuer à faire comme nous l’avons toujours fait sans trop réfléchir. Nous nous fondons alors sur une norme idéologique qui échappe à la rationalité. Nous évitons la douleur de l’interroger et les changements délicats qu’un rejet entraînerait.
  3. Nous pouvons considérer que notre projet n’a pas répondu à toutes les attentes et risque d’échouer. Admettre cela met en question la compétence, le sérieux, l’expérience et l’expertise des personnes impliquées. Continuer peut être une façon de ne pas perdre la face. Peut-être que nous nous y sommes mal pris ? Peut-être qu’avec un peu plus d’efforts et de nuances, cela finira par marcher ? Nous nous voilons la face.
  4. Finalement, il y a le dilemme du choix :
    • Soit nous poursuivons en espérant que le projet se redressera tout seul, soit nous décidons de mettre fin au projet. 
    • Derrière cette difficile décision, se cache aussi un conflit entre la notion valorisée de l’effort par rapport à celle de l’efficience qu’impose un regard pragmatique et sans concession sur la réalité des faits. Or c’est le résultat qui devrait compter et non la transpiration.
    • Continuer à fournir des efforts contre toute logique est d’une certaine façon méritant et bizarrement réconfortant. Nous continuons à progresser dans une réalité parallèle.
    • Arrêter les frais revient d’une certaine façon à abandonner le navire, à avouer ses erreurs et à cesser de respecter son amour-propre. Avouer que nous nous sommes fourvoyés parfois depuis très longtemps peut devenir très difficile à admettre et à avaler, face à un miroir et face aux autres qui défendent une approche plus efficace. 

L’aversion à la perte tend à nous amener à persévérer dans nos erreurs et à aggraver notre situation. En tant que biais cognitif, elle montre les limites de notre intuition dans l’évaluation de l’efficacité et dans la justification de projets et d’approches. Elle explique parfois pourquoi nous pouvons parfois nous entêter à persister quand un projet déraille plutôt que de tout mettre à plat et repartir pour un mieux en faisant appel à la rationalité.




Conclusion


La difficulté que rencontre l’enseignement explicite à se diffuser malgré l’abondance de preuves sur son efficacité est un cas typique d’aversion à la perte et d’escalade de l’engagement. 

De nombreux chercheurs en sciences de l’éducation, des pédagogues, des formateurs d’enseignants, des rédacteurs de programmes ont construit leur carrière sur une idéologie socioconstructiviste. Le fait d’admettre qu’une approche instructionniste et cognitiviste pourrait faire bien mieux peut se révéler trop coûteux pour leur amour-propre. C’est d’autant plus le cas qu’ils ont publié et laissé des traces sur le sujet par le passé et qu’il leur faudrait avouer la réalité de leurs erreurs.

La même analyse peut être appliquée pour ceux qui insistent à invoquer, à utiliser ou à diffuser des approches inefficaces comme les intelligences multiples, les styles d’apprentissage ou la gestion mentale.

Plus largement, tout changement demande de renoncer au moins pour un temps à notre confort et à nos habitudes. Nous devons pouvoir admettre que ce qui nous semblait intuitivement vrai, si probable et le fruit de notre expérience ne se révèle n’être finalement qu’une erreur rendue invisible par un biais cognitif. Admettre son fourvoiement passé est souvent difficile. Plus pour certains que pour d’autres. 




Mis à jour : 11/10/21

Bibliographie


Kahneman, D. « Thinking fast and slow » (2011)

Moon, Henry (2001). “The two faces of conscientiousness: Duty and achievement striving in escalation of commitment dilemmas”. Journal of Applied Psychology. 86 (3): 533–540

Ashman, G. — Ouroboros (2016)

https://en.wikipedia.org/wiki/Loss_aversion

https://en.wikipedia.org/wiki/Escalation_of_commitment

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